Surveiller ou bienveiller ? par François de Bernard

En ces temps de “loi renseignement”, cousine proche du Patriot Act US, lisez ce billet de l’auteur de:

L’Homme post-numériqueL’HOMME POST-NUMERIQUE:Face à la société de surveillance générale

 

Surveiller ou bienveiller ?

Le triomphe de la surveillance signe d’abord l’échec de la bienveillance, voire son absence totale. En effet, il ne suffit pas de compter les points marqués par les thuriféraires du contrôle vidéo et internautique. Il importe plutôt de comprendre de quoi la surveillance générale a pris la place, ce dont elle s’est dispensée et dont elle prive la Cité. Enfin, ce que l’on pourrait proposer d’autre qu’une permanente surenchère faisant rivaliser d’inventivité toxique les maires, chefs de gouvernement et d’entreprises, les sectes privées et publiques.
À l’entrée Surveiller, le Dictionnaire de l’Académie française (éd. de 1778) donne comme exemple « Un Général d’Armée doit surveiller à tout ce qui se passe ». En effet, la surveillance est une mission militaire essentielle, et aurait dû le rester ! À l’opposé, elle ne saurait tenir lieu de politique. Or, c’est pourtant ce qui fut décidé par l’administration Bush Jr. en 2001 avec le PATRIOT Act, comme ce qui vient d’être entériné par l’administration Valls le 5 mai 2015.
La rupture introduite aux Etats-Unis comme en France, ce n’est pas seulement de légaliser la surveillance, de la faire entrer dans les lois de la République de sorte qu’elle soit acceptée, reconnue et validée par avance, sans obstacle sérieux à sa propagation arbitraire. Encore plus grave, si cela est possible : une telle démarche n’est que le voile de l’impuissance à concevoir et mettre en œuvre un projet politique « à la hauteur des défis » en question.
La surveillance renforcée des citoyens ne peut entraîner dans son sillage qu’une radicalisation de tous ceux qui estiment qu’elle a déjà été portée trop loin, qu’elle constitue une atteinte fondamentale à la vie privée ainsi qu’à des droits essentiels. Elle impose, de fait, la fin du secret médical, de la confidentialité professionnelle (avocats, journalistes…), l’irrespect des pratiques religieuses et culturelles, l’intrusion dans les vies familiale, sexuelle, confessionnelle, et bien d’autres transgressions dans son sillage.
Cette surveillance générale ne règlera rien et aggravera tout : les vieilles tensions, les méfiances mutuelles entre communautés, groupes socioculturels, religions, partis, entreprises, administrations, syndicats et société civile. C’est un processus inexorable qui ne pourra être enrayé, interdira tout retour en arrière, rendra la vie de la Cité encore plus irrespirable et régie par la paranoïa, la lâcheté, la dénonciation ! Mais qu’est-ce qui a fait le plus cruellement défaut, depuis des décennies de crises multiformes ? Le bienveiller d’un exécutif juste et éclairé ! Que propose-t-on comme « médecine », aujourd’hui et pour l’avenir ? De la surveillance, toujours plus ! Qu’est-ce que l’on obtiendra ainsi ? L’explosion, la lutte de tous contre tous, la guerre civile, et, in fine ?
La bienveillance, c’est ce qui fut soigneusement éradiqué de la scène politique depuis trop longtemps, au profit de la seule et prétendue Realpolitik, et c’est aussi ce qui lui manque le plus. Bienveiller plutôt que Surveiller : voilà ce qui était possible, mais un projet qui fut écarté par paresse morale, indigence de la pensée, pauvreté de l’imagination. Bienveiller aurait supposé une autre sorte de « veille », infiniment plus productive, gratifiante et douée de devenir que cette forme stérile qui n’est que la surveillance. Il existe ainsi des veilles scientifique, technologique, juridique, sociale, environnementale qui ont fait leurs preuves et contribué fortement à l’intérêt général. Cette démarche de veille (watch) correspond précisément à une conception élevée de la bienveillance. La veille environnementale, par exemple, c’est du bienveiller, non du surveiller — une démarche proactive et pas seulement défensive. Le politique ne pourrait-il donc s’en inspirer ? Les députés et les maires ont-ils été élus pour se défausser sur les militaires ou les policiers de leur incapacité à concevoir et réaliser des politiques dignes de ce nom ?
En vérité, la surveillance est la « continuation » de la politique par de tout autres moyens que les moyens politiques… Une fausse continuation qui constitue une vraie rupture et a pour conséquence de dissoudre en retour la légitimité même du politique.
Je propose ainsi de remettre au cœur de la Cité l’idée de bienveillance. Le fait même que son intégrité apparaisse menacée de tous côtés par les extrémismes, l’identitarisme, l’intolérance, la violence, ne constitue nullement une objection. Tout au contraire, c’est parce qu’il existe des menaces singulières qu’il faut se doter d’un regard et d’outils entièrement différents, afin de s’y confronter avec quelque chance d’inverser en profondeur leur cours.
Pour éviter le chaos, nous avons un besoin urgent de bienveillance dans tous les domaines de la vie civile. Bienveillance du politique au sens de la confiance envers les citoyens, comme envers ceux qui ne le sont pas encore ou pleinement, plutôt que surveillance systématique. Bienveillance des communautés entre elles, en lieu et place de la méfiance institutionnalisée et relayée avec emphase par les chefs politiques, religieux, économiques. Bienveillance en faveur d’une discussion collective et apaisée des projets écologiques, économiques, éducatifs, culturels, sociaux, urbanistiques. Bienveillance dans l’analyse et la gestion des problèmes majeurs les moins contrôlables : désordres climatiques, catastrophes naturelles, grandes pollutions et épidémies. Bienveillance dans les réponses multilatérales et pérennes à ces problèmes.
À une morale sommaire de la surveillance, préférons une éthique de la bienveillance. Imposons-la au sein des exécutifs, introduisons-la dans les cursus éducatifs et les apprentissages de tout ordre, en suivant le précepte de Rousseau : « La véritable politesse consiste à marquer de la bienveillance aux hommes ». Une politesse de la bienveillance qui nourrirait elle-même une politique du bienveiller : voilà peut-être de quoi modifier un peu notre perspective létale.
François de Bernard, philosophe et consultant, anime également le réseau du GERM. Dernier ouvrage : L’Homme post-numérique (Éd. Yves Michel, 2015)

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