Deux scénarios de François de BERNARD sur le terrorisme
L’extrait suivant du livre La Fabrique du Terrorisme revient avec une actualité brûlante…
(cf. le texte des pages 75 à 81 de l’édition Yves Michel de fin 2007)
(Début de citation)
Premier scénario :
La situation qui prévaut actuellement se maintient et se perpétue à peu près à l’identique. Elle consolide la tendance à la dissolution et à la fragilisation du politique.
Le terrorisme normatif devient endémique. Il multiplie ses actions dans le monde entier, mais sans accroître de manière significative leur dimension et leur intensité ; il reproduit ses réseaux, leur procure de nouvelles filières, des ressources financières alternatives, des logistiques renforcées. Il développe les contacts et la collaboration avec les oppositions minoritaires, afin de déstabiliser un peu plus les pouvoirs en place, en particulier au sein des tyrannies oligarchiques du monde musulman. Il y a d’autres Madrid et d’autres
Londres, mais pas forcément d’autres 11 septembre. Les cibles sont plus diversifiées, mais l’on revient aussi aux mêmes ; les moyens et les vecteurs évoluent également, mais ceux qui ont été utilisés jusqu’à présent dominent encore. La « lutte contre » ce terrorisme ne progresse pas substantiellement ; on fait tomber quelques têtes, on détruit quelques sous-réseaux, on évite certaines catastrophes ; mais l’on n’éradique pas l’idéologie, la dynamique, les réseaux de tête, ainsi que les soutiens qu’ils ont disséminé partout. Bref, cela dure !
Le terrorisme d’État marche de conserve avec le terrorisme normatif. Il est lui-même consolidé par la pérennisation de ce terrorisme normatif, qui constitue l’une de ses principales raisons d’être et de poursuivre son projet. Non seulement l’étau des « états d’exception » ne se desserre pas1, mais encore il se durcit, ainsi que la coopération entre les polices, armées et services secrets des pays concernés, ce qui instaure (ou renforce) des régimes intrinsèquement policiers, de plus en plus dictatoriaux dans les faits, et en appui sur une véritable société de surveillance, grâce à la domestication immodérée des NTIC. La situation des dirigeants actuels et de leurs séides se trouve bien sûr confortée, malgré d’éventuels assassinats ciblés ;
la répartition et la cooptation des pouvoirs deviennent de plus en plus claniques, et, souvent, héréditaires. Les pays où triomphe ce terrorisme d’État accroissent leurs liens mutuels, bâtissent des alliances économiques en complément de la coopération policière et militaire, et s’isolent réciproquement du reste de la communauté internationale et du système des Nations-Unies. Leur contrôle et asservissement des médias est tellement poussé que la société civile en est réduite au mutisme et que les « opinions publiques » se résignent à soutenir — dans l’ignorance des faits — leurs tyrans et oligarques.
Enfin, le néolibéralisme globalisateur perpétue ses prouesses, contre vents et marées, quoi qu’il en soit de l’instabilité internationale aussi bien que des crises nationales et régionales. L’hyperconcentration industrielle et financière se poursuit sur le même tempo, à la fois encouragée par les gouvernements pratiquant le terrorisme d’État et avec la bénédiction des autres pays. Chez les premiers, elle parvient à étendre son empire avec un minimum de barrières (fiscales, juridiques, sociales), à condition de bien indemniser les régimes en place et de contribuer à leurs déficits abyssaux. En collusion avec ces régimes, elle privilégie, en particulier, les secteurs énergétiques, l’eau, les médias et les NTIC, qui atteignent des degrés de concentration sans équivalent, en dépit de l’exaspération des populations concernées. Chez les seconds, elle forge des accommodements permanents : avec les gouvernements précarisés
par des crises multifrontales, avec les Unions économiques et politiques régionales, et sur les décombres de l’Organisation mondiale du commerce. Par ailleurs, le néolibéralisme globalisateur accepte aussi de payer sa dîme au terrorisme normatif — qui ne manque pas d’exercer à son encontre un racket ciblé, voire systématique —, afin d’étendre ses implantations, multiplier ses officines et éviter que ses infrastructures ne soient en permanence menacées, sinon détruites.
On peut résumer ce « scénario de continuité » en soulignant qu’il voit l’empreinte du terrorisme se renforcer partout, sans pour autant mener à une explosion généralisée. Sa caractéristique est aussi une réduction considérable du périmètre et des pratiques démocratiques aux échelles nationale et internationale.
Deuxième scénario :
Ce « scénario de rupture », par distinction avec le précédent, est celui d’une explosion généralisée du terrorisme sous ses différentes figures, qui conduit à une redéfinition complète du paysage dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Le terrorisme normatif, d’origine religieuse, ethnique, nationalitaire… s’emballe, par la multiplication accélérée de ses actions et leur amplitude. Son étalon devient le 11 septembre 2001, qui a vocation à être dépassé sur le plan du bilan humain et matériel. Les cibles et moyens énergétiques, chimiques, bactériologiques forment la nouvelle frontière qui sera elle-même dépassée de manière graduelle et spectaculaire. Devant les « succès »2 engrangés via cette « flambée terroriste », les différents réseaux opérant dans les pays bases et les pays cibles multiplient également les contacts, la coopération logistique, les échanges d’informations, et mettent en place progressivement une division du travail à l’échelle internationale, qui les autorise à « frapper » à tout moment et en tout lieu, en fonction des priorités définies par le Réseau (de réseaux). Cet emballement du mouvement entraîne des
tentatives de négociation initiées par les classes dirigeantes des pays les plus touchés, qui s’efforcent d’obtenir un armistice en contrepartie du statu quo juridique et policier, mais n’obtiennent pas gain de cause. Le Réseau-Hydre reçoit aussi des propositions de pacte émanant des leaders internationaux du terrorisme d’État et des représentants de certaines des plus importantes compagnies globalisées. Il fait mine de les étudier, multiplie les manoeuvres dilatoires, mais ne conclut rien, tout en prenant soin de compromettre ses interlocuteurs au regard des opinions publiques et des actionnaires privés (de ce qu’il en reste).
Le terrorisme d’État radicalise aussi sa stratégie et ses modes d’intervention. Menacé sur tous les flancs : par le terrorisme normatif, par l’opinion publique nationale, par la société civile internationale et par ce qu’il subsiste du système des Nations Unies, il évolue rapidement de l’autoritarisme militaro-policier actuel en véritable régime dictatorial, ne renonçant à aucune violence interne ou externe pour se perpétuer. « L’ordre démocratique » est déchu, l’État de droit suspendu, les frontières fermées, les marchés et transactions strictement encadrés, les libertés réduites à rien, l’état d’urgence proclamé, les élections annulées, les oppositions emprisonnées ou éliminées, les élites surveillées ou exilées, les polices, milices et armées dotées de pouvoirs exceptionnels, de même que les tribunaux…
Bref, c’est le vieux schéma des dictatures des Années 1930 et 1970 qui s’étend à des pays de première grandeur, dont certains au passé démocratique, et d’autres renouant avec leur tradition coercitive. Mais ce schéma de verrouillage ne s’arrête pas là. En proie à des problèmes économiques et sociaux insurmontables, les dirigeants n’hésitent pas à détourner l’attention de leurs opinions et clientèles en exportant leur crise par la guerre sur des territoires étrangers. Ce sont ainsi Cuba, Haïti, le Venezuela, le Paraguay, l’Iran, la Libye, le Soudan, le Gabon, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Zimbabwe, Taiwan, la Corée du Nord, la Birmanie, l’Ukraine, la Géorgie, l’Argentine, la Bolivie, les îles du Pacifique et de l’Océan indien… qui se voient tour à tour envahis, bombardés, asservis. Cette guerre multipolaire, qui oppose des « grandes puissances » à de petits États ou à des puissances moyennes, est incontrôlable par les ex-Nations Unies et par une Europe occidentale à genoux sur les plans énergétique, économique, social et politique. Les grandes puissances évitent aussi longtemps que possible de se confronter directement et laissent faire leurs concurrentes sur leurs propres théâtres de guerre, mais l’étincelle fatale menace à tout instant…
Quant au néolibéralisme globalisateur, la tournure et la dimension que prennent les événements lui échappent, il perd pied rapidement et s’enfonce aussi vite dans les oubliettes de l’Histoire. Aucun autre acteur n’a plus intérêt à lui prêter main-forte, qu’il s’agisse du terrorisme d’État aussi bien que normatif, ou des quelques États («démocratiques » ou non) qui réussissent à se maintenir hors des mailles de leurs filets, et, au contraire, tous s’empressent de partager ses dépouilles : d’accaparer ou nationaliser ses entreprises, ses infrastructures et équipements, ses avoirs financiers et immobiliers ; de s’emparer de ses stocks ; de reprendre le contrôle de ses marchés, de son système bancaire, de ses sociétés d’assurance et de crédit… Devenu inutile et encombrant pour le nouveau désordre en vigueur, il se trouve en très peu de temps privé de ses moyens de communication, de transmission et d’action (phagocytés par les États et le Réseau), et se trouve sans recours possible devant des juridictions et institutions internationales ayant elles-mêmes disparu ou été mises en sommeil manu militari. Bref, il est rayé de la carte comme par un jeu d’écritures…
Ce scénario d’apocalypse, même s’il n’est pas sûr (comme l’on dit du pire), n’est nullement improbable en l’état de la donne actuelle. À l’inverse, « les fondamentaux » économiques et géopolitiques aujourd’hui observables permettent de tracer (et de justifier) une telle projection, aussi inquiétante puisse-t-elle apparaître. »
(Fin de citation)
Au 25 mars 2016, soit environ dix ans après la rédaction (en 2006) des lignes précédentes, extraites du chapitre 6 de La Fabrique du Terrorisme (pp. 75 à 81 de l’édition Yves Michel de septembre 2007), il me semble hélas que nous nous trouvons précisément au point de bascule entre ces deux scénarios, tandis que la réalisation du troisième scénario envisagé (dit de « pacification cosmopolitique », pp. 82-84) est devenue hautement improbable.
François de Bernard
1 Des États-Unis d’Amérique à la Russie, et de la Colombie à la Chine, en passant par l’Arabie Saoudite, le Pakistan et l’Indonésie.
2 Bilan humain terrifiant, émotion extraordinaire des opinions publiques, médiatisation hyperbolique,
mise en péril ou décapitation de certains gouvernements, tétanie économique et financière, licenciements massifs…
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