Menaces sur la liberté thérapeutique (médecin et patient) et la phytothérapie
Le Docteur Jean-Michel MOREL, Médecin Généraliste, Président de la Société Franc-Comtoise de Phytothérapie et d’Aromathérapie, Chargé de cours au Diplôme Universitaire de Phytothérapie et d’Aromathérapie à la Faculté de Médecine et Pharmacie de Besançon, a écrit une LETTRE OUVERTE qui explique de manière très claire et accessible à tous pourquoi la liberté de prescription du médecin, la pratique de la phytothérapie et la pluralité thérapeutique sont menacées ainsi que le libre choix pour le patient de son praticien et de ses modalités de soins.
Elle est reproduite in-extenso ici :
UN PATRIMOINE MÉDICAL ET PHARMACEUTIQUE EN GRAND PÉRIL : NE LAISSONS PAS DISPARAÎTRE LES TEINTURES-MÈRES !
Va-t-on éliminer l’usage médical des plantes ?
De très nombreuses souches de Teintures-Mères (TM) sont amenées à disparaître, en raison d’une réglementation européenne contraignante[1]. L’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM, anciennement AFSSAPS) a initié un calendrier de mise en conformité en 2001 qui se termine en 2015. Les professionnels médecins phytothérapeutes n’ont pas été invités à participer aux prises de décision.
Dorénavant, cette directive séparera arbitrairement deux catégories de médicaments :
- Les médicaments à enregistrement homéopathique (EH) qui répondent à certains critères, mais surtout qui démarrent de la dilution 2CH (2° centésimale, correspondant à la 4DH, 4° décimale soit 1/10000° ou 104) pour aller jusqu’à la 30CH (ou 60DH, dilution 10-60)
- Les médicaments à autorisation de mise sur le marché (AMM) pour les autres, dont les teintures-mères.
Le critère retenu par l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) pour abroger les TM par fournées entières est une « bibliographie homéopathique jugée insuffisante », ce qui a pour conséquence, non pas un déremboursement, mais une interdiction de leur délivrance en officine.
Deux questions se posent d’emblée :
Pourquoi séparer les TM et les dilutions ?
Les technocrates de Bruxelles ont décidé de faire démarrer arbitrairement l’homéopathie à la 2° centésimale, pour des raisons d’innocuité, et pour permettre un enregistrement simplifié. Malheureusement, cette directive sert de prétexte à une mise en coupe réglée des teintures-mères.
Les TM sont d’usage très ancien avec une grande sécurité d’emploi. Elles sont utilisées par les homéopathes eux-mêmes, avec des indications puisées autant dans la matière médicale de phytothérapie[2] que dans celle d’homéopathie[3]. En outre, la bibliographie scientifique à propos des plantes médicinales est considérable.
Les TM sont définies par leur mode de fabrication[4], et servent de souche de base pour les préparations homéopathiques. Elles répondent à la définition des « alcoolatures » en phytothérapie et sont très utilisées du fait de leur grande diversité (jusqu’à présent, nous disposions de quasiment 800 souches). Elles sont considérées par les médecins comme des produits « éthiques », les « médicaments génériques de la phytothérapie ». Ce sont des formes galéniques du domaine public et des matières premières précieuses pour les pharmaciens. Elles ne donnent pas lieu à une concurrence comme les autres formes galéniques.
Pourquoi demander une bibliographie uniquement « homéopathique » ?
Une bibliographie scientifique sérieuse ne peut pas séparer un auteur « homéopathique » et un auteur « non homéopathique ». Une souche de plante, ce sont des propriétés vérifiées à différents dosages, parfois pondéraux, parfois à des dosages très faibles voire infinitésimaux, et parfois dans ce cas avec une pathogénésie (expérimentation homéopathique). En tout cas, c’est un continuum d’effets qui relie l’homéopathie et la phytothérapie sans séparation.
De plus, on veut supprimer des TM parce qu’elles ne font pas partie de l’homéopathie, mais on leur refuserait une AMM sous prétexte qu’on n’a pas de bibliographie homéopathique ! Quelle contradiction !
La pluralité thérapeutique génère des économies de santé
Le chiffre d’affaires qui résulte des ventes de médicaments est estimé à 21,7 milliards d’euros dans les officines en 2011[5]. L’usage excessif de médicaments dans des pathologies de médecine générale en première intention génère des coûts importants et parfois indus, avec une pérennisation des traitements et une augmentation des pathologies iatrogènes. Trop souvent, on applique la maxime : « Aux petits maux les grands remèdes ! ». Il faut au contraire favoriser le recours à des pratiques simples, respectueuses de l’environnement et de la physiologie de nos patients. Dans ce domaine, l’utilisation de la phytothérapie sous diverses formes galéniques dont les teintures-mères représente une alternative pertinente, fiable et de bonne sécurité.
La prescription des plantes médicinales rencontre actuellement un franc succès en médecine générale, de nombreux confrères prescrivent avec compétence et conviction, générant ainsi des économies non négligeables.
Pour nous phytothérapeutes, comme pour les homéopathes, la suppression programmée des TM est une véritable catastrophe : nous étions fiers de cette variété de plusieurs centaines de souches détenues par les laboratoires homéopathiques. Cette ruine progressive de la matière médicale ne nous laissera que quelques dizaines de plantes sous forme de phyto-médicaments manufacturés, privant ainsi les médecins de leur liberté de prescription et amputant une part importante de leur arsenal thérapeutique. Imaginons que les médecins n’aient à leur disposition que 30 ou 40 remèdes pour soigner tous les maux de leurs patients !
Nos propositions
Nous demandons donc instamment aux pouvoirs publics de modifier l’application de cette directive pour permettre une simple inscription sur la liste des TM de toutes les plantes qui sont déjà à la Pharmacopée, et en outre de celles utilisées par la tradition, possédant une bibliographie scientifique et de bonne innocuité. C’est tout à fait possible.
Aux laboratoires homéopathiques, nous demandons de faire le maximum pour inscrire progressivement toutes les plantes dont nous avons besoin, en concertation avec les professionnels utilisateurs.
Nous sommes conscients que cela représente un travail important pour les laboratoires d’homéopathie qui ont toujours été les garants de la conservation de ces souches, mais dans le monde de la phytothérapie et de la pharmacognosie, de nombreuses bonnes volontés peuvent s’associer pour aider à réunir les documents et la bibliographie nécessaires.
RÉFLEXIONS CONNEXES
La phytothérapie de prescription médicale s’implique dans une démarche responsable, écologique, favorisant la biodiversité et le développement durable.
En France surtout, la teinture-mère est un patrimoine précieux, dont la disparition pourra laisser le champ libre à des pratiques venues d’ailleurs. Par exemple, les formules de médecine traditionnelle chinoise ou ayûrvédique font de plus en plus l’objet de brevets et d’expérimentations cliniques. Leur motivation commerciale est évidente. Il est urgent de reconnaître chez nous l’historicité, la spécificité et l’originalité de la préparation magistrale de phytothérapie.
Ce Nième coup dur pour l’usage médical des plantes, mettant à chaque fois un coup d’arrêt à des prescriptions responsables, ne nous fera pas penser pour autant à une « cabale anti-phyto ». Néanmoins, il montre que le lobbying homéopathique fonctionne beaucoup mieux que celui de la phytothérapie, dont les pratiques et les intérêts sont très dispersés.
L’OMS[6] fait la promotion de l’emploi des plantes médicinales dans tous les pays, observe un usage par les trois quarts de la population mondiale, reconnait qu’elles sont source d’emplois, d’innovations, d’économies de santé, de réduction de la iatrogénie.
La phytothérapie est choisie par de nombreux individus qui désirent être acteurs de leur santé, dans une démarche responsable. Nos patients font un choix. Ils s’impliquent dans la prise en charge de leur capital-santé, ils ont droit à être respectés sur ce plan. Ne va-t-on pas évincer les plus vertueux ?
La prise de conscience écologique doit pénétrer le monde de la santé, et l’usage des ressources médicinales de notre environnement en est l’un des éléments majeurs.
Chez les médecins, l’étude des plantes et de leurs principes actifs est indispensable à la connaissance critique du médicament. À qui profite l’ignorance ?
La pratique de l’homéopathie a beaucoup évolué depuis la fermeture du secteur 2 de la convention médicale aux médecins généralistes, ce qui ne leur permet plus de demander des honoraires convenables pour une consultation longue. Les nouveaux homéopathes qui pratiquent en secteur conventionnel sont convaincus, mais ils ont moins de temps que leurs ainés, et sont moins nombreux à pratiquer une homéopathie uniciste très exigeante et chronophage.
De ce fait, ils ont recours de plus en plus à des prescriptions complexes, ou pluralistes, et en tout cas aux teintures-mères.
Les teintures-mères sont du domaine public. Leur prescription s’effectue en latin, par la Dénomination Botanique Internationale, qui correspond point pour point à la Dénomination Commune Internationale des substances chimiques (DCI), qui sert à la prescription des médicaments génériques.
Aura-t-on pensé aux producteurs de plantes, que cette mesure furtive risque de mettre sur la paille, s’ils ont tout consacré à l’approvisionnement des laboratoires homéopathiques en plantes fraîches de qualité ?
J’espère que le monde de la santé et le monde politique prendront conscience de l’enjeu et des conséquences de cette décision absurde. Il faut absolument modifier l’application en France de cette directive.
Docteur Jean-Michel MOREL – 25000 BESANCON
[1] Directive Européenne 92/73/CEE transposée en Droit français avec décret d’application en 1998 (Décret n° 98/52 du 28 janvier 1998) consultable sur https://admi.net/eur/loi/leg_euro/fr_392L0073.html
[2] Tétau M, Bergeret C. La phytothérapie rénovée. Ed. Maloine. 1983
[3] Coulamy A, Jousset C. Basses dilutions et drainage en homéopathie. Ed. Similia. 2000
[4] macération prolongée de plante fraîche dans l’alcool selon un protocole codifié
[5] ANSM, Octobre 2012, Analyse des ventes de médicaments en France en 2011
[6] « Réglementation des médicaments à base de plantes. La situation dans le monde » de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 1998
https://apps.who.int/medicinedocs/pdf/s2226f/s2226f.pdf
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