Grand Marché Transatlantique : danger sur le secteur social

Un article d’ YVES FAUCOUP le  22 mai 2014 sur Mediapart.

 Les dangers du Grand Marché Transatlantique USA-Europe, malgré la semi-clandestinité des négociations, commencent à apparaître au grand jour, et l’Assemblée nationale, ce jeudi 22 mai, sans s’opposer à la négociation, a réclamé plus de transparence. On a évoqué le commerce, l’industrie, l’agriculture, et les méthodes judiciaires que les États-Unis prévoient d’imposer aux gouvernements européens pour obtenir qu’ils reculent sur leurs réglementations sociales et environnementales. On l’a moins dit mais non seulement le secteur de la protection sociale pourrait être impacté, mais aussi tout le secteur social non lucratif.
Ce Grand Marché Transatlantique (GMT), appelé aussi TAFTA, TTIP ou PTCI, est un grand projet du monde dit libéral, depuis la chute du mur de Berlin. Plus concrètement, les négociations ont débuté en juillet 2013 (ironie de l’histoire : c’était au moment où l’Europe apprenait que les USA, avec la NSA, avait espionné l’Europe, les Etats et les citoyens). Depuis, elles ont connu plusieurs « rounds » : le cinquième a repris le 19 mai à Arlington (Washington). Une instance restreinte de l’Union européenne a approuvé un mandat de négociation le 14 juin 2013 (y siégeait Nicole Bricq, alors ministre française du commerce extérieur). Ce mandat est écrit en anglais et sa diffusion est interdite, sous prétexte de ne pas révéler d’emblée au partenaire américain la teneur de ce qui pourrait lui être accordé (plus prosaïquement, il s’agit de dissimuler aux populations un projet particulièrement dangereux). En réalité, il circule copieusement sur le Net. Des experts l’ont commenté, dont Danièle Favari, juriste, qui a publié Europe/Etats-Unis, les enjeux de l’accord de libre-échange, les coulisses du TAFTA (1).
Raoul Marc Jennar, spécialiste des relations internationales, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Europe, a édité, quant à lui, une brochure très éclairante (2) qu’il présente dans des conférences nombreuses qu’il prononce dans tous les coins de l’Hexagone. Il prend un malin plaisir à agiter devant son auditoire le fameux mandat, document qui ne devait pas être diffusé et qui a été crypté afin qu’éventuellement soit repéré celui qui a trahi le secret.
Ce mandat comporte 46 articles. Il précise que l’objectif est de libéraliser le commerce des biens et services et, en la matière, « d’aller bien au-delà des engagements actuels de l’OMC ». Il affirme que Union européenne et USA ont des « valeurs communes », alors que, précise R.M. Jennar, il n’en est rien : aux USA, l’Etat n’a pas le rôle de garant du bien commun qu’il a chez nous, les services publics sont déficients, livrés aux sociétés privées, la religion est omniprésente (dans des actes publics, il faut jurer sur la Bible), le système juridique est totalement différent, la peine de mort est en vigueur, les armes sont en vente libre, de nombreuses conventions internationales dont celle sur les droits de l’enfant n’ont jamais été ratifiées.
Il est dit noir sur blanc qu’il faudra éliminer « les obstacles réglementaires inutiles au commerce », c’est-à-dire supprimer toutes ces règles qui entravent la « libre » circulation des marchandises et des services : législations sociale, sanitaire, environnementale. Porte ouverte, disent certains, au poulet au chlore, aux OGM, au porc traité à la ractopamine, au bœuf nourri aux hormones de croissance.
Ce Grand Marché menace l’industrie de la France, son agriculture, sa culture : de grandes écoles privées américaines exigeront de pouvoir s’implanter sur notre territoire selon leurs propres règles. Il en sera fini de l’exception culturelle qui préserve en France l’art, la littérature (un livre n’est pas une boîte de petits pois). Les litiges commerciaux pourraient non pas être jugés par nos tribunaux mais par un tribunal arbitral privé, à la manière de l’affaire Tapie (3). Mais le GMT risque de mettre à mal également tout le secteur social, même si pour le moment on n’en parle pas.
Petit rappel : au début des années 2000, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) avait tenté, dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), de déréglementer les services publics. En 2001, des ONG s’étaient élevées contre les risques de démantèlement des services publics, et en 2003, un « appel des 100 » avait regroupé une centaine de collectivités locales françaises (communes, conseils généraux, conseils régionaux) contre les menaces de l’AGCS. Les services sociaux, les services d’aide à domicile, les services de protection de l’enfance, d’aide aux personnes âgées risquaient de tomber dans l’escarcelle du secteur privé lucratif. Finalement, l’OMC avait reculé et avait exclu de la déréglementation (et donc de la privatisation possible) les services assurés par les pouvoirs publics.
L’OMC ne se privait pas de prétendre alors qu’une déréglementation, ne serait-ce que d’un tiers des services, injecterait des sommes considérables dans l’économie mondiale (390 milliards de dollars), créerait des emplois, et permettrait aux Etats de consacrer leurs dépenses publiques à la santé, à l’éducation et aux retraites.
En 2005, au moment du référendum sur la Constitution européenne, la question est revenue au devant de la scène. Il y eut des interrogations sur ce que recouvraient réellement les SIEG (les services d’intérêt économique général). Les Actualités Sociales hebdomadaires (22 avril 2005) constataient alors que « la vision française traditionnelle d’un secteur social fort et hors du marché n’est pas partagée partout en Europe » : aux Pays-Bas, le secteur du logement social est livré à la concurrence, comme au Royaume-Uni les foyers pour personnes âgées, ou ailleurs l’insertion professionnelle assurée par des entreprises à but lucratif. « Le secteur social, même en France, n’est plus à l’abri de la concurrence. Si des domaines sont encore relativement protégés (protection de l’enfance, par exemple), certains, comme celui des personnes âgées ou les services aux personnes, se sont ouverts, ou s’ouvrent, au secteur lucratif. »
Aujourd’hui, le GMT lance à la cantonade que le libre-échange entre les USA et l’Europe, concernant 820 millions d’habitants, créerait 400 à 500 000 emplois en Europe, et une augmentation régulière du PIB des 28 Etats concernés, leur rapportant 120 milliards d’euros par an ! Sans le début du commencement de la moindre preuve.
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Copie_de_DSCN9338.JPG R.M. Jennar, conférence à Auch le 19 mai [Photo YF]
J’ai interrogé Raoul Marc Jennar sur les services sociaux : il m’a répondu que ces services n’avaient jamais été retirés de la liste de l‘AGCS (de l’OMC), mais que pour le moment leur déréglementation n’avait pas été mise en vigueur. Selon lui, si l’accord actuellement négocié avec les Etats-Unis venait à aboutir, si certains services sociaux aux Etats-Unis sont déjà privés et lucratifs, les investisseurs américains en Europe auront alors tous les droits d’exiger la même chose sur le territoire européen et donc français.
Le Traité entre les USA, le Canada et le Mexique, l’ALENA, a provoqué des dégâts, aux Etats-Unis déjà, détruisant des emplois en masse, alors qu’il devait en créer, et au Mexique où 5 millions d’emplois auraient été perdus dans l’agriculture à cause du traité. Les Canadiens ont engagé des procédures judiciaires à l’encontre d’entreprises américaines, au comportement abusif, en vain.
Pour les raisons bien décrites par ailleurs sur les dangers que cet accord ferait peser sur la société française, sur le plan commercial, industriel, agricole, sanitaire, environnemental, juridique, sur les droits sociaux, et pour les raisons que j’évoque ici concernant les services sociaux, il importe que cet accord n’aboutisse pas. François Hollande se serait engagé auprès de Barak Obama pour que la conclusion de cet accord soit rapide. Un collectif de candidats socialistes au Parlement européen s’était prononcé le 20 mai dans une tribune du Monde contre ce projet d’accord, demandant la suspension des négociations. Finalement, l’Assemblée nationale, à majorité socialiste, n’en a pas tenu compte.
Les commentaires des internautes sur les sites des médias sont très majoritairement remontés contre ce projet de GMT. Nous sommes peut-être au début d’une campagne soutenue à l’encontre d’un grand marché qui, s’il se réalisait, serait une victoire supplémentaire et de grande envergure de l’ultra-libéralisme. Une manifestation pacifiste à Bruxelles récemment a été violemment réprimée par la police belge (300 arrestations). Les Allemands, malgré une promesse hypothétique de création de 160 000 emplois grâce au GMT, commencent à protester. Des associations ont lancé une pétition ayant recueilli 90 000 signatures. Même Angela Merkel a souhaité, début mai à Washington, un « degré élevé de transparence ainsi que la participation de l’opinion publique » et un engagement des négociateurs à ce que l’accord ne supprime pas « des règles qui protègent les consommateurs, les salariés ou l’environnement » (Le Monde du 21 mai). Il était temps. Le Président français n’a rien dit de tel : seule Fleur Pellerin, secrétaire d’Etat au commerce extérieur, le 19 mai, a reconnu que ce projet de traité n’avait pas été suffisamment expliqué et a posé cette exigence révolutionnaire : que le document secret, qui circule déjà, soit officiellement publié !
Europe – États-Unis : les enjeux de l’accord de libre-échange (1) éditions Yves Michel, 2014.
(2) Le Grand Marché Transatlantique, la menace sur les peuples d’Europe, éditions Cap Bear, 2014. Voir blog de l’auteur : https://www.jennar.fr/?p=3547. Au prix de 5 €, sa brochure peut être commandée chez : https://capbearedition.com/
Voir une de ses conférences, à Auch, le 19 mai, à l’invitation du Parti de Gauche : www.pg32.fr
Le n° de juin du Monde diplomatique consacre un dossier au GMT, avec un article de RM Jennar.
Voir également les textes d’Attac : https://france.attac.org/se-mobiliser/le-grand-marche-transatlantique/
(3) C’est ce genre de tribunal qui a condamné l’Argentine à payer 500 millions de dollars à cinq entreprises américaines prospères pour avoir dévalué son peso, ou qui permet au cigaretier Philipp Morris de poursuivre l’Australie pour avoir lancer une campagne contre le tabac.
DSCN1984_0.JPG Parlement européen à Strasbourg [Photo YF]
Alors que les Européens élisent le 25 mai leurs députés, le Parlement de Strasbourg s’est jusqu’alors très peu impliqué dans cette négociation commerciale de première importance. Mais, au final, l’Accord TAFTA/GMT devra être voté par le Parlement européen à la majorité absolue, ratifié à l’unanimité par les Etats membres et adopté par les 28 parlements nationaux. A suivre, donc !

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