Chronique de la société de surveillance
Par Denis Bourgeois, auteur du livre Le monde de la 5G : la démocratie en péril, paru le 9/09/2021, Editions Yves Michel
Depuis une trentaine d’années, le nombre de personnes épiées et surveillées et la profondeur des indiscrétions commises au travers de cette surveillance, ont atteint des niveaux sans précédent.
Surveillance par qui ?
Par des multinationales du numérique qui accumulent sur chacun d’entre nous des informations dans de nombreux domaines de notre vie ; elles les utilisent ensuite pour vendre des publicités ou les revendent à d’autres entreprises dans le même but. Par les services de police et de renseignement qui collectent des informations via les précédentes ou par leurs propres moyens.
Pourquoi ces niveaux jamais atteints ?
Grâce à quelques innovations techniques majeures de ces décennies passées et à des ajustements légaux leur permettant de produire leurs effets.
Sur le plan technique, c’est évidemment internet et la téléphonie mobile, tous deux largement associés, qui ont fait la différence. Nous faisons tellement de choses avec ces deux outils… Or, ceux-ci ont de la mémoire et peuvent garder trace de tout, ce qui crée une masse imposante d’information sur chaque personne. Par ailleurs, la capacité de traiter cette masse a fait également d’énormes progrès, tant en matière de volume de stockage que d’analyse par ce qu’on appelle aujourd’hui l’intelligence artificielle. Les « données », brutes ou déjà travaillées, sont devenues une marchandise encore plus précieuse que l’or ou le pétrole. Les nouveaux milliardaires de ce siècle en sont très souvent issus.
Sur le plan légal, cette intrusion dans la vie privée des personnes pose évidemment des problèmes éthiques et politiques. En pareil cas, le législateur peut imposer des limites… ou bien rendre légal ce qui ne l’était pas. Nous avons eu, en occident, les deux cas de figure. Certains garde-fous ont été mis en place, en particulier en Europe (le Règlement Général de Protection des Données – RGPD). Mais, en même temps, certaines pratiques de surveillance via les outils numériques, notamment par les services de renseignements, ont été légalisées un peu partout dans le monde. La menace terroriste en a souvent été la cause affichée.
Quels résultats ?
Déjà avant 2020, il était facile à quelques géants du net, au premier rang desquels Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (les GAFAM), de dresser un profil de tout un chacun en matière d’habitudes de vie, de culture et d’opinions, d’orientation sexuelle, de santé… Il n’était pas plus compliqué de le faire pour les services de renseignement. Ces derniers disposaient désormais de la capacité technique de stocker des données sur tout un chacun et non plus seulement celles relatives aux personnes identifiées comme suspectes.
Pourquoi avons-nous accepté cela ?
Tout d’abord, parce que peu de citoyens savent à quel point cette surveillance s’est développée depuis quelques décennies. La plupart voient avant tout les avantages que procurent les outils numériques sans vraiment en réaliser le prix à payer.
Pour ce dont les citoyens peuvent malgré tout se rendre compte, on peut parler d’accoutumance progressive. On raconte que, lorsqu’une grenouille est plongée dans un récipient d’eau froide et qu’on fait progressivement chauffer l’eau, cette grenouille n’a pas le réflexe de sauter hors du récipient. Elle s’habitue à ces températures et finit par mourir dans l’eau bouillante. Il est possible que cela ne soit pas vrai, mais l’image est évocatrice. Dans notre cas, l’eau a commencé à chauffer depuis quelques décennies et, du moment qu’elle ne chauffe pas trop vite, on finit par accepter ce que l’on n’aurait pas accepté quelques années auparavant.
2020-2021 : La société de surveillance en marche
La température de l’eau est montée très sérieusement durant les années 2020-2021. Si certains pouvaient peut-être encore hésiter à parler de société de surveillance auparavant, le doute n’est plus permis aujourd’hui. Ici aussi ce mouvement est dû à la fois à des innovations technologiques et à la légalisation de leur usage.
La 5G et la reconnaissance faciale, deux nouveautés majeures !
Elles vont décupler les capacités de surveillance de la population. La 5G est la 5ème génération de téléphonie mobile, en cours de déploiement à l’échelle mondiale depuis 2020. Son usage n’est pas destiné seulement aux téléphones portables mais aussi et surtout à une multitude d’objets connectés. Certains existent déjà; beaucoup d’autres doivent petit à petit être mis en service :
- sur et dans nos corps : puces émettrices-réceptrices (RFID) injectables, montres, lunettes et autres objets portés sur le corps et, bien sûr, smartphones…
- dans le lieu de vie : brosses à dents, réfrigérateurs ou machines à laver et autres appareils électro-ménagers, dispositifs de domotique…
- dans les lieux publics et les transports collectifs: cameras et micros, feux de signalisation, panneaux d’affichage, systèmes de contrôle d’accès à certains lieux, le tout connectable avec des systèmes de reconnaissance faciale (voir plus bas)…
- dans les véhicules : cameras, micros, traceurs et enregistreurs des paramètres techniques, géolocalisation permanente
- dans les lieux de production : robots et machines tout au long des processus industriels
La liste n’est pas limitative et elle ne peut l’être car tout dans ce domaine n’est pas encore inventé… Notre possibilité de refus vis-à-vis de ces capteurs est incertaine à ce jour car, vraisemblablement, la connectivité sera d’office introduite dans certains de ces objets… Et tous ces capteurs sont autant d’opportunités d’extraction de données personnelles.
Cette multitude de capteurs nécessite une technologie de transmission ultra-rapide et capable de traiter simultanément un très grand nombre de communications, performances que la 4G et la 3G ne pouvaient atteindre.
Et concernant la reconnaissance faciale, l’intelligence artificielle, la capacité de stockage des centres de traitements ( les « data centers ») rendent aujourd’hui possible l’identification d’une personne, de manière assez fiable, d’après une photo ou une video. Evidemment, la multiplication des capteurs d’images (cameras fixes, drones…) couplée aux performances de communication de la 5G, pourront permettre de donner à cette technologie toute sa puissance.
Sur le plan légal, pour rester sur ce qui se déploie en France, et pour ne citer qu’un point majeur, les limites posées à ces nouvelles opportunités de surveillance sont faibles. Des décrets du 4 décembre 2020 autorisent le fichage des individus par les services de police incluant leurs opinions politiques et leurs données de santé. https://blogs.mediapart.fr/gabas/blog/071220/fichage-politique-macron-ressuscite-la-stasi
La dernière loi dite « renseignement 2 » a été votée durant l’été 2021, alors que les projecteurs de l’actualité étaient braqués sur la loi relative au pass sanitaire et à l’obligation vaccinale. Elle rend légale, de manière pérenne, la surveillance automatique de masse sur internet par la police, impose aux opérateurs la conservation généralisée des données de connexion des usagers, leur coopération ainsi que celle des réseaux et messageries avec le gouvernement. Pour plus de détail, voir notamment l’argumentaire de l’Association La Quadrature du Net auprès du Constitutionnel… lequel n’en a pas moins donné son aval à la quasi-totalité du texte de loi https://www.laquadrature.net/2021/07/28/loi-renseignement-2-nos-arguments-au-conseil-constitutionnel/.
On ne saurait considérer que la France est une exception. Des lois de même type existent dans de nombreux pays dits démocratiques. A titre d’exemple, très récemment, la messagerie suisse Proton, prisée par de nombreux militants parce qu’elle permet des échanges chiffrés, a dû donner au gouvernement suisse, du fait de la législation locale et d’un mandat de recherche lancé par Interpol, des donnés de connections de personnes militantes impliquées dans l’occupation de locaux à Paris. Cela a permis l’arrestation de ces personnes en France. https://www.lesnumeriques.com/vie-du-net/protonmail-a-fourni-des-donnees-ayant-conduit-a-l-arrestation-de-militants-francais-n167959.html
De la surveillance au contrôle des comportements
De tous temps, les régimes autoritaires ont utilisé la surveillance des populations aux fins de contrôle de leur comportement. Cette surveillance leur permet d’identifier les déviants pour ensuite les arrêter. De plus, se sachant surveillée, toute ou partie de la population régule d’elle-même son comportement pour éviter d’éventuelles sanctions. Ceci n’est pas nouveau et peut fonctionner également de nos jours. Ce qui est plus inédit en revanche, est que les nouveaux outils de surveillance sont en eux-mêmes, très souvent également des outils de contrôle des comportements ou intimement liés à ces derniers.
Quelques exemples :
Les nombreuses applications commerciales que nous proposera le monde de la 5G ne sont pas neutres. Imaginez, dans le cadre de la future « maison connectée », que votre prochain réfrigérateur soit équipé de capteurs permettant de déceler ce qui se trouve à l’intérieur et d’un émetteur permettant d’envoyer ces données à l’ordinateur d’un prestataire. Ce dernier déclenchera les commandes de ré-approvisonnement sans que vous n’ayez à vous en préoccuper. Peut-être serez vous gagnant mais, en tous cas, ceux qui financeront l’opération le seront. Vos commandes iront chez les grandes surfaces participantes, voire seront fléchées vers les produits des multinationales alimentaires qui auront investi dans l’opération. Ce dispositif permettra d’accumuler à un opérateur de type Google une masse d’informations sur les habitudes alimentaires de votre famille. Lors de vos navigations internet apparaîtront de ce fait des publicités adéquates pour votre santé ou vos habitudes de vie, le moteur de recherche de cet opérateur vous orientera vers des sites adéquats… Bien sûr, vous pouvez être particulièrement résistant aux pressions visant à stimuler et influencer votre consommation, même si elles sont répétées à longueur de journée par de nombreux dispositifs de ce genre, mais il est à parier que le comportement de bon nombre de personnes sera discrètement modifié.
Passons à la sphère publique. Un bel exemple est le crédit social en Chine, lui aussi en cours de déploiement à grand échelle depuis 2020. Lorsqu’il sera terminé, chaque citoyen chinois sera noté pour sa bonne ou mauvaise conduite. D’après ce qu’on peut voir des tests en cours, cette conduite est évaluée à partir de multiples aspects de la vie : le respect des règles de comportement dans les espaces publics (ex. sortir correctement ses poubelles, traverser la rue au feu vert), la bonne conduite au travail, le bon remboursement de ses emprunts, mais aussi l’attitude et les propos exprimés vis-à-vis du gouvernement. Une bonne note donne des avantages (par ex. crédits bancaires, accès à des postes) ; une mauvaise note supprime des possibilités (par ex. crédits, déplacements). Les noms, voire les photos, des bons et des mauvais « éléments » sont affichés en public. Le transfert des données collectées par les géants du net chinois vers le gouvernement ne pose aucun problème.
Le gouvernement chinois était déjà capable de collecter beaucoup de données sur chaque personne avant 2020 mais deux avancées technologiques quasi-indispensables donnent à ce crédit social une puissance et une rapidité précieuse. Ce sont, d’une part, la reconnaissance faciale, et, d’autre part, la 5G, tous les capteurs d’informations supplémentaires et tous les affichages de données auxquels cette dernière permettra de communiquer.
Un autre exemple n’est encore qu’à l’état potentiel mais la vaccination généralisée contre le covid lui a donné des perspectives nouvelles. On sait depuis plusieurs années que des puces dite RFID (Radio Frequency Identification), émettrices-réceptrices via des radio-fréquences, sont injectables dans le corps humain car de la taille de nanoparticules. L’idée d’utiliser cet outil à des fins de contrôle n’est pas nouvelle non plus mais cette utilisation ne s’est pas encore développée.
Dans cette veine, Microsoft en a déposé, en Mars 2020, un brevet pour un dispositif à même d’utiliser 5G et puces RFID. Il permet d’accorder ou de restreindre certaines possibilités à des personnes en fonction des données corporelles de ces dernières, communiquées à partir de capteurs implantés sur ou dans leur corps. La liste de ces capteurs inclut des « Radio Frequency sensors » (capteurs à radiofréquence). Au départ, ce dispositif a été conçu pour s’insérer dans un système de gestion de crypto-monnaie. Mais le texte précise qu’il peut être adapté à d’autres usages que celui pour lequel il a été initialement conçu.
Si toute une technologie de ce genre était appliquée sur une population, celle-ci étant également entourée de multiples capteurs- émetteurs- récepteurs RFID fonctionnant avec un système de type 5G, les conditions seront réunies pour un contrôle total des comportements, tel que Big Brother n’aurait pu en rêver.
D’une part, l’accès à certains lieux, à certains achats pourrait être interdit si la ou les puces que transporte un individu signalent que ce dernier n’est pas en règle avec telle ou telle loi ou prescription. Ce serait un perfectionnement, par exemple, du pass sanitaire mais sans que le garçon de café soit obligé de le contrôler, un portique à l’entrée de l’établissement s’en chargerait.
D’autre part, ces puces pouvant être réceptrices d’instructions, des états émotionnels ou des pensées pourraient être ainsi stimulés ou au contraire amoindris, par qui contrôle ce système.
A ce jour, on ne peut affirmer que cette voie a été ou va être empruntée car le contenu détaillé des nouveaux vaccins, utilisés ou en préparation, n’est pas public. En tous cas, en 2020-2021, elle est passée du statut de science-fiction à celui de scenario à surveiller attentivement.
Et après 2021 ?
Si rien ne vient interrompre la tendance actuelle, les possibilités entrevues ici auront de bonnes chances de se réaliser. Mais alors, comment l’inverser ?
D’une part, en tant que consommateur, en veillant à ne pas tomber dans les nombreux pièges et tentations que nous présente l’industrie du numérique. Cela implique de se passer autant que possible des services des géants du net (en particulier les GAFAM et leurs nombreuses filiales) en privilégiant les services de prestataires plus transparents et non-intrusifs dans nos vies privées. C’est très possible.
D’autre part, en tant que citoyen, se tenir informé des développements de cette société de surveillance, les faire connaître autour de soi et, dans la mesure du possible contribuer à ce que ces développements fassent l’objet de réels débats démocratiques. Ce dernier point est plus difficile. On touche là à un sujet plus vaste qui dépasse le cadre de cet article : l’état de notre démocratie aujourd’hui. La société de surveillance qui s’impose est à la fois une conséquence et une cause de son délabrement… Son avènement a donc le mérite de sonner une alarme et d’appeler à notre réveil.
Toutes les sources étayant le contenu de cet article sont données dans le livre « Le monde de la 5G : la démocratie en péril » Ed. Yves Michel.
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